Greff Joseph, né le 2 mars 1923 à Etzling

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Après mon R.A.D, je suis incorporé de force dans l’infanterie le 26 juillet 1943 à Leitmeritz dans le pays des Sudètes avant de partir à Mielec poursuivre ma formation de fantassin. Dur apprentissage ! J’en veux pour preuve ma première matinée passée dans mon habit feldgrau, avec mon casque battant mon crâne comme un casse-tête, parce que j’ignorais tout simplement qu’il me fallait lacer le serre-tête intérieur utilisé pour servir de capitonnage à l’occiput. Et puis devant ces Allemands arrogants, fanfarons, prompts à s’enflammer au moindre désir de leur Führer, je traînais les pieds à l’exercice, inquiet face à un avenir que j’imaginais bien morose sinon catastrophique.
Mais une aubaine me permit de basculer dans la marine de guerre allemande puisqu’on cherchait des mécaniciens et je puis affirmer que je n’ai pas regretté mon passage salutaire dans la Kriegsmarine, enregistré sous le matricule 0.31943/43D. Le 30 septembre 1943, j’ai donc atterri à la 33. Schifffstamm Abteilung à Pillau en Prusse-Orientale au Lager Schwalbenberg. Durant 15 jours, nous avons passé des tests d’intelligence, nous avons été auscultés par des médecins à la recherche de costauds. On m’a proposé de partir dans les sous-marins, j’ai récusé cette unité au motif que j’avais des dents à faire soigner. « Le dentiste vous arrangera la chose si ce n’est que cela! » J’ai refusé net. J’ai encore été mis quelque temps à la disposition de l’encadrement (Kommandant/Abschnitt Pillau) avant de bénéficier d’une permission de 15 jours qu’un télégramme sans appel a réduite à une semaine.
Puis j’arrivai le 11 décembre 1943 à la 1. Marine Stamm Abteilung basée à Oslo avant d’être affecté le 6 janvier 1944 à Alta, le fief du cuirassé Tirpitz, et plus précisément sur le Nebelkutter n° 22 en compagnie de 3 autres matelots. Notre rôle consistait à embrumer le secteur avec une cinquantaine d’autres rafiots dépendant de la Nebelbatterie K, disséminée par ailleurs sur les contreforts du fjord, et de noyer le cuirassé Tirpitz dans le cocon protecteur du brouillard (Nebel), lors des attaques aériennes des Anglais.
Sur ce chalutier de pêche transformé en bateau-fumigène, j’allais y remplacer un mécanicien de dix ans mon aîné, bien embêté, car il cherchait désespérément un écrou fileté destiné à serrer la culasse du moteur du bateau. Me basant sur les indications de l’ancien, j’ai vainement essayé de dénicher la pièce en question dans le fouillis de la cale et l’enchevêtrement du moteur avant de me résoudre à aller chercher mon bonheur sur le navire-atelier Neumark, une espèce de garage marin posté à proximité du cuirassé. C’est là, après une description précise de l’écrou, de la longueur de son alésage et du diamètre de son filet, que je dénichai ma merveille ! La visser ensuite sur la tige filetée fut un jeu d’enfant. Et cette trouvaille me permit de lancer le moteur à la grande joie de mon commandant, l’Obergefreiter Hagenmann, pêcheur hauturier dans le civil qui m’étreignit d’embrassades suivies aussitôt des effusions et des accolades de l’équipage ! En effet, grâce à la découverte de ma perle rare, nous pouvions désormais, en cas d’alerte, nous sauver au plus vite avec notre embarcation, ne plus rester scotché au pare-filet anti sous-marins ancré au fond de l’eau (U-Bootenetz) et nous extirper de la zone bombardée.
Notre bateau de pêche avait subi des remaniements. Prévu à l’origine pour accueillir ses cargaisons piscicoles, il avait été aménagé avant que je n’arrive, en un logis bien avenant sur lequel était domicilié en permanence notre quatuor. Si je schématise la disposition de notre habitation sur flots, elle se divisait en 3 zones :
- La poupe avec le moteur qui se trouvait dans la cale arrière était surmontée de la cabine de pilotage.
greffJoseph02- Sur le pont libre était disposé tout l’attirail du parfait fumiste, avec à notre disposition 3 sortes de fumigènes. Au milieu du pont, se dressait le mât d’où descendaient les fils de réception et d’émission de la radio de bord, mât sur lequel flottait aussi le pavillon germain, rouge et noir, frappé du svastika.
- Sous le pont, au milieu du bateau, se blottissaient deux loges, la cabine du commandant et celle de l’opérateur-radio, pièces bien commodes de la hauteur d’un homme, agréables aussi avec leurs deux bancs encadrant la table, et même un fourneau pour faire la popote dont le tuyau de poêle, au sortir du pont, longeait le mât central pour mieux en évacuer les fumées. Le cuistot et moi-même étions cantonnés sous la proue ; un escalier menait à ce logis sombre, bas sous plafond.
J’ai vite apprécié ma nouvelle vie de marin. La camaraderie était de mise, on mangeait relativement bien. A défaut de la classique chaise-percée installée dehors sur le garde-corps pour lâcher les besoins de l’équipage, les lieux d’aisance chez nous n’existaient pas à bord ! Comme vous pouvez le constater sur la photo, le commandant Hagenmann abandonne sans gêne ses défécations dans les flots se mirant dans le décor enneigé du fjord. Fesses en l’air, nous étions soumis à la même posture d’évacuation de nos débâcles intestinales.
Je suis resté 22 mois en Norvège, en ayant eu très peu de contact avec la population, rare pour ainsi dire sous ces latitudes. Seuls les pêcheurs et les éleveurs de rennes venaient troquer leurs produits contre du tabac, véritable étalon-or dans nos transactions. Un renne ou encore 50 kg de morues (Dorsch) se monnayait au prix d’un paquet de scaferlati. Comme je ne fumais pas, mes 13 cigarettes journalières constituaient un beau pactole que je destinais à ce type d’achat, mais également à mon père ou à mon frère emprisonné à Buchenwald pour refus d’incorporation (les paquets lui arrivaient éventrés).
Maladroits dans l’art de pêcher, sous le regard amusé du commandant, nous avons essayé de calquer nos gestes sur les techniques des pêcheurs du crû qui, sans grand effort, sortaient de belles prises frétillantes des fonds. Nous appuyant sur le nombre de brassées que les pêcheurs calculaient pour apprécier la profondeur de leurs lignes aux hameçons garnis d’appâts qu’ils jetaient à l’eau, nous avons essayé de pêcher à leur manière, mais sans résultat. De guerre lasse, nous nous sommes contentés d’échanger nos cigarettes contre leurs bourriches garnies. A ce tarif, pas besoin de nous échiner à sortir nos prises de la mer. Cabillauds, aiglefins et autres merluches nous arrivaient par caissettes à ne plus savoir qu’en faire ! Le cuistot, en recherche d’huile de cuisson, ne prélevait sur les morues que leur seul foie gras, balançant le reste par-dessus bord à la grande joie, j’imagine, des crabes carnassiers.
Un jour, on a même fait face à la pêche miraculeuse. Hagenmann, disciple confirmé de Saint Pierre pour avoir pêché du côté de Terre-Neuve et d’Islande, nous amena directement sur un impressionnant banc de harengs que nous avons pêchés par seaux entiers au point qu’ils ont rapidement submergé le pont.
Nous avons ainsi pu manger à satiété, certes pas toujours à notre goût car la nourriture était essentiellement constituée de conserves et jamais assortie de légumes ou de fruits frais. Grâce à notre marmiton, j’ai découvert la recette des pommes de terre rissolées, qui étaient d’abord cuites en robe-des-champs puis épluchées avant d’être rôties. Le pain à la mie ultra sèche, stocké en boîte d’un kilo, avait un goût bien insipide.
Le paysage valait le détour (j’ai revisité le coin en 2004 avec mon épouse), surtout les aurores boréales, fantasmagoriques, capricieuses, qui arboraient les nuances soyeuses et vaporeuses de l’arc-en-ciel, phénomènes auxquels je m’habituais vite pour ne même plus me rendre compte de leur présence à la fin de mon séjour !
greffJoseph03Sur la photo prise en juillet 1944 dans le Kaafjord, je suis le premier en partant de la gauche, suivi du capitaine, puis du radio en habit blanc et enfin de notre factotum, cuistot et agent d’entretien polyvalent.
Si l’été avait ses journées à n’en plus finir, l’hiver maussade nous cloîtrait au logis et les loisirs se cantonnaient à de la lecture, au courrier, au farniente, mais aussi au fastidieux passe-temps du skat que j’appréhendais pour la longueur de ses parties. Partenaire obligé de ce jeu de cartes, j’étais bien contrarié car au bout d’une heure je n’en pouvais plus de miser sur le ‘Null ouvert’ et autres surenchères de l’atout. Croyez-moi, j’étais l’homme le plus heureux de Laponie lorsqu’un matelot d’un cotre (Kutter) voisin venait par-dessus bord épauler mon trio de joueurs invétérés. Il m’arrivait de manière discrète de m’isoler dans la cabine du radio-opérateur pour capter, à partir de la BBC, les pom pom pom Pom qui débitaient dans mes oreillettes les nouvelles diffusées en français de Radio Londres. Je suivais l’avance alliée : j’ai éprouvé les pires craintes lorsque les ondes évoquèrent d’âpres combats dans le saillant de Sarrebruck, notamment dans le secteur sud-est où les armées U.S bloquées patinaient devant les hauteurs de Bousbach.
greffJoseph04Nous étions pour ainsi dire retirés du monde, seule une navette passait toutes les deux semaines nous apporter vivres, carburant, matériels divers et l’apprécié courrier. Moi-même ai fait appel à ce bateau-service pour me rendre chez le dentiste. Coupé de mes racines, je courais sus aux navires de passage que je rencontrais aux abords du Tirpitz pour chercher à savoir si des compatriotes s’y trouvaient par extraordinaire. Engagé dans une conversation rapide de bord à bord, j’ai ainsi eu la chance de discuter avec le dénommé Fritz Lucien, camarade du R.A.D., originaire d’Etzling comme moi, et qui deviendra futur maire de Kerbach. Avant que son Vorpostenboot ne s’éloigne rapidement de ma vue à mon grand désappointement, Lucien put juste me signaler la disparition d’un concitoyen (photo), Schoving Joseph, né le 21 mars 1921, blessé gravement sur le WBS 8 (Wetterbeobachtungsschiff) et mort d’une pancréatite foudroyante à l’hôpital militaire d’Oslo le 16 juillet 1944.
Je ne suis monté qu’une seule fois à bord du Tirpitz, pour y passer une soirée cinéma.

Mon séjour aux fins fonds des fjords d’Alta et de Tromsø, havres salutaires qui furent choisis à bon escient par le Haut-Commandement de la Kriegsmarine pour y faire camper le frère du Bismarck, n’a pas toujours été un long fleuve tranquille. Il y soufflait souvent un vent très frais, une sorte de brise marine qui sévissait durement, même si elle paraissait moins agressive en période estivale. Les redoutées tempêtes d’automne fouettant les vagues en d’impressionnantes crêtes ballotaient notre esquif comme une vulgaire bouée que seules les amarres maintenaient au pied du poteau fiché dans la crique.
La marée d’équinoxe était impressionnante avec sa soupe nacrée qu’elle déversait ce jour-là loin sur la grève. Sur le pont submergé par les lames de travers, les paquets d’eau de mer s’insinuaient dans le moindre recoin ; la pompe de purge s’étranglait pour expulser la masse d’eau embarquée. La garde en ces jours de tempête était un combat personnel contre les éléments déchaînés, vraies furies de la nature que l’on était incapable de maîtriser et que l’on subissait en roseau pensant comme dans la fable, en pliant l’échine avec intelligence sous les déferlantes. Les hurlements du vent répondaient en écho aux hoquets du moteur diésel mis à contribution pour nous dégager de notre lieu d’amarrage. Nez et yeux encroûtés de sel, nous partions alors dénicher un havre d’accostage plus sûr. L’hiver qui s’avançait roulait ses mécaniques dans la noirceur des nuits arctiques, sans lune, où la garde se trouvait renforcée pour parer à tout coup de main perpétré par d’intrépides saboteurs.
Quand les nuages bas, par absence de vent, s’encalminaient sur les parois rocheuses des fjords en parures de dentelles laiteuses, nous savions que les flegmatiques pilotes anglais n’allaient pas sortir des hangars leurs flying fortress, se contentant de siroter leur fameux whisky distillé au feu de tourbe.
Marin d’eau douce, je n’ai nagé qu’une fois, m’étant muni par précaution de ma Schwimmveste.
greffJoseph05Je n’ai pas regretté mon séjour de décor de carte postale, même si la première année j’ai, comme on dit, bien pleuré mon pays natal, l’absence de mes parents et le fait de ne pas pouvoir aller en congé car mon lieu de séjour se trouvait presque aux confins du cercle arctique. Il y avait bien un train jusqu’à Oslo puis un tortillard jusqu’au terminus de Mo i Rana mais après, il me fallait passer 8 à 10 jours de cabotage sur un navire de permissionnaires qui s’arrêtait à chaque recoin des fjords avant d’atteindre le havre d’Alta ! A ce jeu-là, j’aurai passé mes congés dans les transports !

En quoi consistait notre rôle ?
Chez nous ne régnait aucune stricte discipline ! Ce laxisme bon enfant avait sans doute été la cause de la dégradation de notre capitaine, devenu quartier-maître de 1ère classe, en fait, caporal-chef si vous voulez !
Normalement chacun d’entre nous devait assurer des veilles de 6 heures, ceci pour être immédiatement sur le pied de guerre et procéder à la fumigation de notre secteur d’activité. Au préalable, durant la pré-alerte (Voralarm) le Tirpitz lançait 6 traçantes jaunes. Encore fallait-il qu’on les aperçoive ! Heureusement que le vent et le remue-ménage créé aux alentours nous alertaient en temps voulu pour nous presser et participer à l’art d’embrumer les décors rupestres. Dès que les 6 fusées suivantes, -des rouges- éclataient, nous savions que l’ennemi n’était pas loin (les 6 vertes annonçaient la fin de l’alerte).
A bord nous avions 3 types de fumigènes :
1) les Nebelkerze ressemblaient à des cierges fumigènes. La Nebelkerze, pot métallique en acier fin, renfermait une charge d’hexachloréthane qui était allumée grâce à une mèche. Lorsque la matière commençait à fumer, le cordon était à retirer, le Rauchpot se consumait sur les bords du bastingage.
greffJoseph062) Les Säurebojen étaient des bouées en forme de bonbonnes. Projetée dans le fjord, la bonbonne contenait de l’acide chlorosulfonique qui réagissait au contact de l’eau, via son fond ajouré par un treillage, et dégageait ensuite des acides sulfuriques et chlorhydriques très corrosifs (ätzend), aussi bien face aux métaux qu’aux matières organiques. Fait plus insidieux sur la santé, les émanations endommageaient dangereusement le système respiratoire et nous devions porter le masque à gaz pour nous protéger de leurs vapeurs brumeuses et lacrymogènes.
Sur la photo prise par un avion d’observation anglais, le brouillard artificiel poussé par le vent qui soufflait la plupart du temps du large vers la terre ferme va couvrir efficacement les lieux d’ancrage du Tirpitz.
3) les Nebelfässer formaient des barils activés par air comprimé que l’on distingue bien devant notre trio. Les barils noirs bourrés de la même matière volatile que les deux types d’engins (que je viens de décrire) étaient mis sous pression pour expulser leur nuage d’occultation par des écoutilles sortant en haut des tonneaux.
4) Mais il existait encore une autre espèce de Nebelkanister en forme de boîtes qui étaient ramenées près des falaises et le long des hautes parois des fjords. Posées entre les rochers, ces cartouches à grande manche étaient connectées à des câbles d’allumage commandés à distance par voie électrique. Il m’est arrivé d’en porter au sommet des parois avec une centaine de gars, toute une journée, pour aller ré-étoffer les versants, le but étant de parer au mieux à de prévisibles attaques aériennes, le bouledogue Churchill ne lâchant décidément pas sa proie !
Ainsi, lorsque les avions ennemis étaient annoncés, le brouillard artificiel dégagé par la Nebelbatterie installée aussi bien sur les pentes que dans le fjord protégeait admirablement l’aire d’embossage (Anliegeplatz) du Tirpitz, à la condition expresse qu’il y ait du vent pour souffler les fumées dans la bonne direction et créer un voile nuageux de protection ! Quelques Flakkreutzer, dont le Thétis, postés en flanc-garde, assuraient sa sécurité.

greffJoseph07Les différentes attaques que j’ai vécues d’abord à l’Altenfjord, puis à Tromsø.
Le 3 avril 1944, une alerte trop tardive passée dans nos rangs facilita l’arrivée des bombardiers anglais qui lancèrent des bombes incendiaires (Brand-waffen) qui coûtèrent la vie à de nombreux canonniers dont nous avons recueilli une bonne centaine de dépouilles atrocement brûlées.
En juillet 1944, nous avons vécu une alerte de 3 jours, dans un brouillard artificiel nauséabond à couper au couteau, munis constamment de nos masques à gaz. Les fumigènes à l’odeur âcre brûlaient les yeux, irritaient la gorge. On ne put rien avaler jusqu’à la fin de l’alerte, l’estomac rongé par les gaz. Suite à cette atmosphère délétère, nous subîmes un contrôle pulmonaire sur le Lazarettschiff Meteor.
Le 15 septembre, nos générateurs crachèrent à plein régime ce matin-là, vers les 11 heures, un épais nuage de brouillard. Les 27 Lancaster venus de l’aérodrome russe de Yagodnik lancèrent au jugé leurs 20 bombes tallboys et 7 séries de mines marchantes, les johnny walker sans pouvoir évaluer leur efficacité.
Cherchant leur victime dans la purée-de-pois, les avions obtinrent un succès inespéré avec un coup direct au but venu d’une tallboy, une bombe à l’efficacité terrifiante qui ouvrit le devant du cuirassé, près de la tourelle Anton comme le ferait un vulgaire ouvre-boîte sur une conserve de sardines !
J’ai vu le Tirpitz sur les coups de midi : son avant rabaissé présentait une drôle d’allure, je dirai un renversement tête-bêche de sa structure au point que je crus d’abord que le souffle de la bombe, après l’éclatement terrible de l’unique projectile qui endommagea sa machinerie et ses équipements internes, l’avait simplement retourné d’avant en arrière ! Ce jour-là, nous avons sorti de l’eau le corps de Vilm Joseph, un compatriote de Rèmering-lès-Hargarten, mécano lui aussi, mais posté sur un autre Nebelkutter bloqué à l’ancre, qui était malheureusement en panne de mobilité en raison de la défaillance de son moteur de bord. Lié au sort du Tirpitz, un peu comme la chèvre attachée au poteau et qui sert d’appât au lion, l’équipage disparut de la scène terrestre. Nous avons ramené la dépouille de mon compatriote au port : il ne présentait aucune blessure apparente, le souffle d’explosion lui avait apparemment compressé les poumons en une étreinte fatale. (En 1958, son père qui cherchait à rapatrier sa dépouille vint me trouver pour que je puisse l’aider à localiser le cimetière militaire dans lequel reposait Joseph en compagnie de nombreux autres braves marins, victimes des bombardements à répétition accomplis par les Anglais. J’en ignorais précisément le lieu exact, sachant seulement que j’avais pu m’y rendre à pied.)
greffJoseph08Après quelques réparations de fortune, das Schlachtschiff Tirpitz, géant-des-mers avec son étrave à moitié arrachée, fut juste encore capable de se traîner à 10 nœuds le long de la côte, de quitter le Kaafjord, pour se rabattre, 320 km plus au sud, à Tromsø le 15 octobre. Histoire de le présenter encore comme un épouvantail et d’immobiliser les forces britanniques, une large toile de camouflage tendue sur l’étrave dissimulera l’étendue du désastre. Là, dans le fjord de Tromsø, face à l’île Hakoy, on pensait à l’Admiralität qu’il pourrait servir de batterie flottante et renforcer les défenses de la région face à un débarquement britannique que Hitler pensait imminent ! On ne peut pas dire que le Tirpitz fut un foudre de guerre car il ne fut jamais réellement engagé dans les combats d’importance.
Charriant pierres, gravier et sable, les Pionier Matrosen convertis en fantassins du génie aménagèrent un fond plat sous la quille du roi solitaire du Nord pour éviter qu’il ne chavire sous les effets des bombardements et qu’il puisse dans cette éventualité devenir une canonnière inexpugnable, enchâssée comme une redoute narguant ouvertement les Anglais. Mais les stratèges allemands n’avaient pas pensé qu’en le faisant descendre des confins du Finmark, le cuirassé se trouvait maintenant à portée des bombardiers lourds de la R.A.F. basés en Ecosse.
Le 29 octobre, d’énormes nuages firent écran au-dessus de son mouillage. Et le Tirpitz eut encore la vie sauve ! Je me suis souvent demandé si les Anglais ne bénéficiaient pas du concours de la Résistance norvégienne : l’arrivée à point nommé des forteresses volantes coïncidait trop souvent avec la fin des réparations engagées sur le Tirpitz, que ce soit celles liées aux Brandbomben du 3 avril, ou suite aux attaques à répétition de septembre et d’octobre. Dès que le mastodonte faisait tourner ses turbines qui dégageaient au loin de belles volutes noires dans le ciel argenté du cercle arctique, d’habiles yeux transmettaient la nouvelle à l’ennemi.

La mort du Tirpitz
Après les différentes tentatives de destruction aériennes que j’ai évoquées, 32 Lancaster du Bomber Command décollèrent au matin du 12 novembre de Scotland pour faire briller leur haut fait de gloire au panthéon des téméraires. Dotée de réservoirs d’essence supplémentaires, désossée de son blindage, la première vague emportait les fameuses tallboys qui avaient été testées contre les barrages de la Ruhr et qui furent encore améliorées pour amplifier leurs effets destructeurs, suivie d’une seconde formation tout aussi destructrice.
Ce matin-là, le soleil de Trafalgar brilla une seconde fois, non à l’égard de Nelson mais en l’honneur du Wing Commander Tait ! Venus de l’intérieur des terres, déjouant le système de défense radar allemand, ils purent sévir sans rencontrer de vraie riposte. Comme ils évoluaient très haut, rares furent les obus de la Flak à atteindre leur altitude de croisière. Sur ordre venu du Tirpitz, les servants des machines fumigènes avaient enclenché l’écran de fumée artificielle. Ah ! Le 12 novembre 1944 ! Je m’en rappelle comme si c’était hier ! Un soleil du matin évoluant dans sa parure resplendissante célébrait à sa manière l’été indien (alter Weibersommer).
Les quadrimoteurs anglais purent s’approcher de leur objectif sans rencontrer de résistance. Avec le soleil éblouissant dans la queue de leur appareil, les pilotes s’étaient arrangés pour se présenter sous leur meilleur angle d’attaque et ainsi éblouir les canonniers allemands. J’ai vu tomber puis voler, comme de sinistres messagers de l’apocalypse, les gros bébés auréolés par les reflets de l’astre du jour, les tallboys comme les appelaient les Anglais, car ils les comparaient à de grosses commodes bien commodes pour ce genre d’opération de démolition ! Nerveux avant l’attaque, puis désemparés par les effroyables ondes de choc provoquées par ces monstres d’acier célestes qui explosaient en pagaille autour du cuirassé, nous avons filé à toute vitesse, traînant derrière nous les volutes d’obscurcissement de nos fumigènes.
Nous approchant de la berge, nous avons grimpé dans les massifs rocheux pour nous mettre à l’abri des engins meurtriers qui essaimaient leurs impacts à l’intérieur du fjord. Aucune des premières bombes larguées ne fit mouche. Par contre, deux ou trois autres, bien ciblées, se taillèrent un chemin meurtrier dans les entrailles du navire, nous le perçûmes indubitablement à l’effroyable bruit qui déchira le matelas blindé sur le pont du navire. Sans pour autant en voir l’impact dévastateur, étant environnés de brouillard artificiel, nous estimions que les Anglais l’avaient sûrement bien estoqué d’autant plus que l’explosion de la soute à munitions confirma nos craintes. L’immense déflagration frappa les rochers derrière lesquels nous nous terrions. Revenus environ une heure après sur les lieux, nous vîmes le géant qui avait chaviré, sa quille à trois quarts en l’air. On commença aussitôt à repêcher les cadavres dans leur brassière ou dans leur gilet de sauvetage, morts de froid, d’inanition, beaucoup étant décédés suite aux souffles provoqués par les explosions qui avaient coupé leur respiration.
Le navire Neumark se mit rapidement à la quête des survivants pris dans leur prison d’acier renversée.
Aux lendemains du chavirage, j’ai eu la chance de ne pas avoir été versé dans une unité d’infanterie. J’aurais dans ce cas été obligé de partir vers le front russe. Ce coup du sort heureux réside peut-être dans le fait que nous nous trouvions loin de tout axe de communication : le seul lien qui nous unissait au Reich était les navettes de rapatriement, si souvent ciblées qu’elles ne sortaient plus que rarement de leur aire d’amarrage.
Et en même temps, il fallait disposer de forces d’appoint pour étoffer des points de fixation allemands sous l’œil vigilant des forces britanniques qui dominaient ciel et mer, et de la Résistance norvégienne qui nous surveillait assidûment.
greffJoseph09Après la mise à mort du Tirpitz, je fus dirigé sur Bogen près de Narvik, non loin d’un Stützpunkt d’U-Boote, bâtiments désormais coincés dans une souricière puisque le chat anglais lorgnait avec envie sur leur carapace grise. Dans la baie, j’ai vu les carcasses rouillées de quelques destroyers français qui avaient participé en 1940 au débarquement de Narvik .
Je me suis souvent interrogé après guerre sur notre capacité de résistance au grand froid. Certes, face aux caprices d’une météo septentrionale, nous étions bien emmitouflés dans nos manteaux fourrés et dans nos cirés imperméables. Mais il me souvient d’une journée bien glaciale en janvier 1945 où deux compagnies légères, partant chacune dans une direction perpendiculaire au sens de la marche de sa voisine, ont damé la neige pour esquisser un terre-plein destiné à accueillir nos huiles. L’on a couru dans nos habits de sortie au col ajouré, grelottant de froid polaire qui a laissé maint matelot avec la gorge congestionnée.
Le jour de mes 21 ans, j’ai dû me présenter en habit bleu de gala auprès du Batterie-Chef, l’Oberleutnant zur See Albrecht. « Tu es un homme désormais ! » Il m’offrit le livre ‘Mein Kampf’ que je jetais plus tard discrètement à l’eau. Il me fallait me méfier de certains irréductibles jusqu’auboutistes, prêchant parfois le faux pour chercher à nous démasquer. Un gars de Prusse s’était confié à moi pour déblatérer les pires vilénies sur le compte de Hitler, propos que j’amplifiais naïvement à mon tour. Le fieffé coquin, après avoir recueilli mes outrances, chercha à me dénoncer. C’était sa parole contre la mienne et cela ne donna rien.
Après le 8 mai 1945, des officiers N-S ont encore sévi auprès de leurs subordonnés qui s’étaient défaits de leur aigle brodé sur la vareuse ! Retiré du lot des prisonniers allemands, j’ai quitté Bogen avec deux Luxembourgeois pour arriver en bateau à Trondheim. Gardé comme prisonnier des Anglais à Opjdal jusqu’à mi-septembre avec d’autres compatriotes, un officier français chargé du rapatriement nous découvrit un ballon ce qui nous permit de jouer au football. Retourné sur le port de Trondheim, j’arrivais ensuite en Ecosse. J’ai séjourné deux jours à Edimbourg en raison d’une tempête, puis notre navire a rallié Le Havre. J’ai été démobilisé au centre de rapatriement de Chalon-sur Saône et je suis revenu à Etzling le 1er octobre 1945. Une carte envoyée de Norvège devait avertir mes parents de ma présence là-bas, elle leur est parvenue après mon retour !

 

 

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